Par-delà les Ondes

La Mer Matricielle.
Là où la vie donne la mort, et où la mort donne la vie. Terreau de légendes ancestrales, berceau d’une vie insolite, foisonnante et colorée. Dans cet univers, si vaste et profond qu’il pourrait noyer les plus hauts sommets du Continent, la lumière frappe les vagues, s’immisce dans l’onde mais ne fait qu’en effleurer l’immensité. En effet, non loin de la surface, toute trace de clarté se dissipe, laissant les ténèbres étendre leur règne jusque dans les tréfonds des abysses. Des strates supérieures gorgées de soleil jusqu’aux failles insondables des grands fonds, des créatures s’ébattent, chassent, copulent. Un tourbillon de formes écailleuses, de corps gélatineux et translucides, armés de pinces ou de becs, munis de crocs, de tentacules ou d’appendices phosphorescents.
La Mer Matricielle. L’équilibre. La beauté, dans le sens le plus noble du terme.

Sa marche se fit d’abord timide. La fatigue mais aussi l’émotion se jouaient de lui. Son système respiratoire fonctionnait à merveille, aussi reprit-il très vite le pas sur sa lassitude. Il porta une main gantée sur sa visière, afin de la débarrasser des gouttes gênant sa vision. Amplifiée par son armure qui agissait ici comme une caisse de résonance, il percevait les battements de son cœur et le son cristallin des bulles qui se tortillaient près de ses oreilles.
Il marchait ! Sur une plage ! L’air, tout autour de lui ! Il arrivait même à sentir les caresses du vent, bien que, il en était conscient, son imagination fût responsable de cette sensation.
Il se retrouva sous les frondaisons des arbres. Ses doigts effleurèrent les feuilles les plus basses. De grosses feuilles, gorgées de soleil, d’un vert intense, au limbe piqueté de soies. Plus loin, un oiseau piailla dans les branches, comme si le volatile avait voulu saluer sa présence. Même si les bruits étaient filtrés par les membranes de cuir recouvrant ses oreilles, le déficient se délectait de ce chant comme d’une symphonie. Et que dire de ces fruits dorés, que des insectes aux couleurs chatoyantes rongeaient avec une délectation marquée !
Plus loin. Une étendue d’arbustes, embellie par des girandoles de fleurs. Des abeilles ! Elpheen avait toujours rêvé d’observer leur labeur, parmi les pistils et les étamines, puisant leur nectar au milieu de corolles semblables à des soleils de couleurs. Les petites créatures repartaient, le corps saupoudré de pollen. Leur farandole arracha des larmes au déficient, lui qui savait, de par ses connaissances en faunistique, quelle était l’importance des abeilles dans les cycles de la nature.
Il avait parcouru deux, voire trois kilomètres depuis le bord de Mer. Ses mains tremblantes actionnèrent les pistons de son armure, afin d’en augmenter la teneur en oxygène. Ragaillardi, il traversa la prairie et orienta sa marche vers un mamelon de terre parée de boqueteaux, la seule éminence dans les environs.
Le ciel se cotonna de gris, tandis que des nuages s’y amoncelaient dans un grondement sourd. Une bruine légère se mit à tomber, bombardant l’exosquelette d’une succession de frappes liquides. La diminution de la luminosité provoqua une subtile altération du paysage. Elpheen en fut abasourdi. Le vert des plantes apparaissait encore plus profondément qu’en plein soleil et la rocaille émergeait de la végétation avec un regain d’intensité. C’était comme si on avait appliqué un filtre sur la visière du jeune homme.
Juste avant d’entreprendre l’ascension de la colline, le bélénide eut la chance de croiser un groupe de cervidés. De puissantes bêtes avec des cornes évoquant du bois de vigne. Il caressa l’écorce noueuse d’un titanesque conifère, dont les ramures exhibaient des cônes aussi grands que des citrouilles. Ensorcelé par la beauté d’une simple fourmilière, il passa près d’une demi-heure à observer ses occupants trimballer feuilles et larves d’un tunnel à l’autre.
Puis il gravit la pente, non sans une grande difficulté. Mais lorsqu’il parvint au sommet de la colline, il sut que ses efforts n’étaient qu’une maigre rétribution au vu de ce qui s’offrait à lui. Il surplombait une vallée immense, composée de forêts, de cours d’eau et de petits lacs à l’eau miroitante. Des oiseaux survolaient la cime des arbres, opérant des circonvolutions autour de leurs nids. Des paillettes moutonneuses lévitaient autour de lui, et Elpheen comprit qu’il s’agissait de graines munies de toupets, une adaptation fabuleuse pour coloniser de nouveaux horizons. Les nuées s’étaient clairsemées et le soleil distribuait son rayonnement avec une générosité redoublée. C’était beau. Peut-être pas le plus splendide de tous les panoramas du Continent, mais pour le déficient, ce qui semblait ordinaire aux yeux des habitués prenait des allures de véritable tableau.
Elpheen était simplement déçu d’une chose, celle ne pas pouvoir sentir les odeurs qu’offrait cette île. Intérieurement, il se jura de trouver un moyen de pallier ce désagrément.
Il se retourna, afin d’estimer le chemin qu’il avait parcouru. Au loin, par-delà la prairie et la forêt qu’il avait traversées, il distingua la Mer, tailladée par l’écume des vagues. Le jeune homme fut submergé de fierté.
Je t’ai vaincue, Mer. Non seulement en mon nom, mais également en celui de tous ceux qui souffrent et que tu gardes en ton sein !!
Mais quelle était cette traînée de liquide, qui formait au sol un minuscule ruisselet ? Bien entendu, la bruine de tout à l’heure avait quelque peu détrempé les alentours, mais le soleil avait très vite asséché la terre, du moins en surface. Elpheen ne mit pas plus de temps à comprendre. Les traces d’eau suivaient une ligne droite, à savoir le chemin qu’il avait lui-même parcouru !
Une fuite dans son exosquelette ! Paniqué, il sonda son plastron, ses jambes, ses bras. Le port de son casque gênait les mouvements de sa tête et ne facilitait pas vraiment son analyse. Finalement, il localisa la brèche. Là, au creux du coude ! Le cuir de lamantin n’avait pas tenu ! Le fluide s’échappait en un mince filet d’eau. Il plaqua sa main, un peu comme s’il comprimait une blessure. Car à vrai dire, c’en était une !